Ma première ‘chasse au kōyō‘ (appellation japonaise du changement de couleur des feuilles en automne) de l’année se fait du côté d’Inuyama et de son château. Le mois d’octobre touche à sa fin et comme je m’y attendais un peu il est déjà trop tard, la majorité des feuilles colorées sont déjà tombées, il en est presque plus intéressant de photographier le sol que les arbres. Peu inspiré, je décide de renoncer cette fois à monter au dernier étage de la forteresse, et rêvasse quelques instants, assis sur un banc à son pied. Pour la saison il y a bien moins de touristes étrangers que je ne l’aurai imaginé. Sans doute le résultat des récentes tensions entre le Japon et la Chine, qui invite ses ressortissants à reporter leur voyage sur l’archipel. Gagné par la faim je marche dans la longue rue marchande derrière le château à la recherche d’un restaurant. Le site internet parle de l’endroit comme d’un voyage dans le temps à l’époque Edo mais au final on n’y trouve que les même magasins de souvenirs et stands de nourriture qu’un peu partout …
De nombreux détours et autant de photos prises plus tard, j’arrive finalement à l’objectif de ma balade qu’est l’île de Takeshima. L’île de Takeshima est une petite île inhabitée, située dans la baie de Mikawa, reliée au continent par un pont piétonnier de 387 mètres. Elle abrite le pittoresque sanctuaire Yaotomi, seul bâtiment présent sur l’île, qui est l’un des sept sanctuaires du Japon dédié à la déesse bouddhiste Benten, la déesse de la musique et des artistes. L’île est désignée comme monument naturel national depuis 1930. On en fait le tour en quinze ou trente minutes selon que l’on veuille profiter ou non de l’endroit.
Je ne m’attarde pas au sanctuaire censé favoriser ‘l’harmonie conjugale‘. La dernière fois que nous étions venus ensemble ici, l’île avait été le théâtre d’une mémorable dispute – sujet dont nous rions désormais. Mon sanctuaire à moi se trouve un peu plus loin, tout au bout de l’île, à l’opposé du pont. Contempler la mer – ici, la baie de Mikawa – m’apporte cette paix intérieure que d’autres trouvent dans la prière, même si la vue est moins vaste que celle que l’on peut admirer depuis Shizuoka ou Fukui. De fil en aiguille j’en viens à me remémorer les superbes photos en noir et blanc de l’Ocean Pacifique de fgautron prises à Kanagawa, et de là le long morceau de 23 minutes Dark Sea de Chihei Hatakeyama (畠山地平), qui colle si parfaitement aux images. Ce morceau me fascine, on a l’impression qu’il n’est constitué que d’une seule note étirée à l’infini. Peut-être est-ce justement ce parallélisme qui épouse si bien le thème de la mer, immense et sans fin ? Je suis ramené à la réalité par les cris et les rires d’une cinquantaine d’écoliers en excursion scolaire. Ils sont tout excités, pour eux, l’île est sans doute un terrain de jeux et synonyme d’aventure et de mystère. Je remarque encore une fois qu’avec l’âge, on s’assagit.
La rédaction de cet article m’amène à réécouter Dark Sea bien entendu, mais aussi le somptueux titre Glide sur l’album ‘Black Sea’ par le guitariste et compositeur autrichien spécialisé dans la musique électronique, Fennesz. Je crois que c’est son titre que je préfère, il est doté à la fois d’une beauté et d’une violence inouïe et me rappelle d’agréables souvenirs de moi et mon collègue M.Itō faisant hurler Glide en voiture au retour du concert de Fennesz à Nagoya en 2009, presque en pleurs tout les deux. Ce gars était doté d’une culture musicale rare et d’une soif de découvertes insatiable, c’était avec grand plaisir que nous nous échangions nos découvertes et nos opinions. Son changement de poste quelques années plus tard a été pour moi un épouvantable choc. Hormis quelques personnes restées au pays et l’un ou l’autre camarade de fac, je n’ai à part fgautron cité ci-dessus pas encore réussi à trouver au Japon d’autres personnes à qui la musique tient autant à coeur qu’à moi … Il y a tout juste un an, France Musique lui consacrait un documentaire (à Fennesz hein, pas à M.Itō !) que je vais m’empresser d’écouter.
Je rebrousse chemin et flâne au hasard dans les rues de Gamagōri, en direction de la gare. Le calme des lieux a quelque chose d’agréable et de reposant. Les doux rayons du soleil, encore bas, est des plus agréable. Il est sans doute encore trop tôt : la plupart des petits commerces qui bordent l’artère principale gardent leurs rideaux de fer obstinément fermés. Etant dépourvus d’enseignes ou d’indications concernant les heures d’ouvertures, j’ai plutôt l’impression que la majorité des commerces sont abandonnés ou que les locaux sont vides. Je ne croise presque personne. Pourtant, çà et là, devant les volets décolorés, quelques signes de vie subsistent : des boîtes en fer-blanc faisant office de cendriers, des caisses de bière retournées recouvertes d’un petit coussin transformées en sièges improvisés. Autant de détails discrets qui laissent penser que, malgré les apparences de ville endormie, la vie continue pour ceux qui y habitent. J’imagine ses habitants, d’un certain âge sans doute, se réunir dans ces lieux une fois leurs tâches respectives terminées, un peu comme quand gamin nous nous ruions vers la cour de l’école après avoir bâclé nos devoirs, et qu’il s’y trouvait toujours quelqu’un avec qui discuter ou jouer.
J’ai été pris la veille par une soudaine envie de voir la mer, ce qui m’amène en direction de Gamagōri (蒲郡市), petite ville tranquille réputée pour ses mandarines et pour avoir accueillie une étape de la Coupe du Monde de Voile en octobre 2017. Pour pouvoir profiter le plus possible de cette belle journée ensoleillée je quitte la maison vers peu après sept heures, me retrouve ainsi mêlé vingt minutes durant dans le train à la cohue des travailleurs pendulaires. Cela va faire 19 ans que je travaille au Japon et mes trajets se faisant toujours dans le sens inverse aux leurs, c’est une chose dont je ne fais l’expérience que rarement, mais je me dis toujours que je serai incapable de m’y habituer. (‘I’m a reasonable man, get off my case, get off my case‘). Le trajet de Nagoya à Gamagōri dans un wagon pratiquement vide n’en est que plus agréable. J’écoute Deadbeat, le dernier album en date de Tame Impala, en contemplant le paysage qui défile. Les morceaux sont tous bons, l’album est fluide et s’écoute d’un traite mais je le trouve trop lisse et sans accrocs, sans surprise ni saveur particulière. Innerspeaker (2010) s’ouvrait sur le psychédélique ‘It is not meant to be’ qui m’a plongé avec nostalgie dans une époque que je n’ai jamais connu, Currents (2015) démarrait avec ‘Let it Happen‘, huit minutes d’euphorie mélangeant psyché rock et textures électroniques. Si l’on y réfléchit, dix ans et trois albums plus tard il semble normal que le son soit cette fois carrément contemporain avec ses accents dance-music puisque c’est un style musical auquel Kevin Parker n’avait jusqu’à présent vaguement touché que du bout des doigts – Heureusement cependant que le hit planétaire ‘Surrender’ ne se trouve pas sur l’album, sans quoi l’overdose était assurée.
Je n’ai qu’une vague idée de mon itinéraire une fois arrivé à destination, dans un premier temps je pense cette fois tranquillement faire le tour de l’île Takeshima (竹島), qui avait fait sujet à problèmes lors de notre dernière venue en famille. Une rapide recherche à propos des curiosités architecturales locales fait ressortir un étonnant bâtiment, le Gamagōri City Sports Center(蒲郡市民体育センター), gymnase situé à 15 minutes de la gare de Gamagōri.
Le bâtiment a été terminé en février 1968. Il est l’oeuvre de l’architecte Tokio Tsuruta (鶴田日夫), pour le compte du bureau d’architectes Ishimoto Architects (石本建築事務所). En en approchant je suis immédiatement fasciné par ses sept colonnes de béton inclinées de chaque côté et son toit qui paraît flotter au-dessus de l’espace principal, comme tenu, non, étiré par sept paires de bras. Le bâtiment me fait également penser à quelque insecte à 14 pattes. Si le gymnase, d’un blanc impeccable, semble extrêmement bien entretenu, c’est qu’il vient d’être rénové en 2021 après un an de travaux de renforcement sismique, d’installation d’une nouvelle climatisation et de rénovation du sol sportif et de l’éclairage. Il semblerait qu’il ait été question à un moment de le reconstruire complètement, mais le fait qu’il ait été inscrit au registre DOCOMOMO Japan (registre qui vise à identifier, documenter et préserver les bâtiments et ensembles urbains emblématiques du mouvement moderne) en 2019 aurait grandement joué en la faveur d’un effort visant à le préserver tel-quel.
14 pattes. Curieux quand même … Je le découvre en écrivant ses lignes mais il se trouve que l’isopode géant des abysses (ダイオウグソクムシ en japonais), crustacé mesurant jusqu’à 30 cm de long et pesant environ 1 kg vivant dans des profondeurs allant de 200 à 1,000 mètres, a justement 14 pattes. Or, il se trouve que ce ‘monstre’ est l’une des principales attractions de l’Aquarium de Takeshima (竹島水族館), connu pour sa grande variété d’espèces de poissons d’eau de mer, en particulier ceux des profondeurs, ainsi que pour ses expositions uniques et les panneaux d’explication humoristiques faits à la main par le personnel. Il apparait d’ailleurs en gros plan en page d’accueil du site officiel de l’aquarium. L’aquarium ayant ouvert ses portes en 1956, soit douze ans avant la construction du gymnase, il n’est pas improbable que Tokio Tsuruta ait pris l’isopode géant pour modèle après que celui-ci ait apparu dans les pires cauchemars du petit Tokio depuis sa première visite à l’aquarium encore gamin. J’ai cherché un peu sur la toile mais je n’ai trouvé ni détail sur l’architecte, ni allusion à un rapport entre le crustacé et le bâtiment qui puisse confirmer ma théorie. Il pourrait être amusant de poser la question à la mairie de Gamagōri ou au cabinet d’architecte, mais je ne suis pas sur qu’il aient le sens de l’humour. Encore une side quest de plus !
Sans smartphone, j’ai durant trois interminables semaines été privé de musique lors de mes déplacements. Lors des quelques premiers jours j’ai pensé que ce serait l’occasion de réfléchir un peu, d’organiser mes idées et mes journées de travail en prévisualisant celles-ci mais je me suis vite rendu compte que d’une part le temps que la machine se mette en route que je suis déjà arrivé à la gare, mais surtout à confirmer ce que je redoutais, c’est à dire que je suis incapable de structurer mes idées sans les coucher sur papier, en les encadrant et les reliant à grand renforts de flèches.
Pour combler ce silence que je ne saurai entendre davantage j’ai tout d’abord pensé acheter un lecteur mp3 basique, mais ce serait avouer mon addiction. J’ai donc farfouillé dans mes affaires et en ai ressorti mon vieux dictaphone, auquel je pense ne pas avoir touché depuis quatre ou cinq ans et dont je n’ai qu’un vague souvenir du contenu. Pendant plusieurs jours j’écoute ainsi de nombreuses heures d’enregistrements divers : La voix de mon fils aîné, encore celle d’un enfant, avant que sa voix ait muée et qu’elle ressemble à la mienne au point qu’il arrive de nous confondre, imitant les directives d’un contrôleur de trafic aérien. Des enregistrements de conférences et de groupes d’études autour du tourisme (l’agréable et lointaine époque où j’aimais presque mon travail). L’enregistrement audio du passage du groupe Clammbon au Fuji Rock en 2019, que je me souviens avoir tenté de faire passer au format mp3 en raccordant l’appareil à l’ordinateur. Je m’étais trompé dans la configuration et le concert avait découpé en une soixantaine de morceaux, une nouvelle piste débutant à chaque blanc de plus d’une seconde. Suit le séjour de deux jours à Tōkyō en février 2019, que j’avais pratiquement intégralement enregistré, du vol JL200 de Nagoya à Tōkyō (dont j’avais fait un petit montage publié ici) jusqu’à l’embarquement de Haneda le lendemain. Quelle curieuse sensation d’entendre les sons d’une ville différente de celle où l’on se déplace, et mon étonnement quand, même cinq ans plus tard, je sais exactement à quel moment, à quel endroit j’ai entendu un son en particulier : conversation entre deux filles à la sortie de l’avion à Haneda, gosse en pleurs qui se fait gronder en chinois pas ses parents dans la station de métro à Ginza, le capharnaüm du Tower Records de Shibuya. Je suis capable de siffloter l’air de la musique d’accueil qui émanait de la télé préalablement allumée quand je suis entré dans la chambre (alors que je suis incapable de me remémorer ni le lieu ni le nom de l’hôtel) et me suis immédiatement souvenu, avant de l’entendre, que 7 Rings d’Ariana Grande passait sur MTV quand j’ai changé de chaîne. J’ai très mauvaise mémoire en général, à part pour tout ce qui est en rapport au son. C’est comme si l’espace de ma mémoire mis à disposition de tout ce qui est relatif à l’ouïe et aux sons était disproportionné par rapport au reste.
Bref passage à Nagoya Zokei University (NZU), pour le plaisir des yeux. J’aime l’architecture mais j’en parle extrêmement mal. Des formes, des motifs, des courbes peuvent m’être agréable sans que je ne sache concrètement expliquer pourquoi. Afin de devenir capable de mettre des mots sur ces sensations je m’étais il y a quelques années inscrit à un cours sur l’architecture sur la plateforme d’apprentissage en ligne edX, mais j’ai abandonné à mi-chemin. Je suis intéressé, mais pas passionné semble-t-il. L’inscription sur cette plateforme fondée par le MIT et l’université d’Harvard ne m’aura cependant pas été complètement inutile puisque de fil en aiguille elle m’aura permis d’acquérir les bases de la programmation en langage Python grâce aux cours du CS50 de HarvardX. Au lieu de peiner à trouver les mots justes, peut-être devrais-je de temps en temps juste me laisser aller et abandonner, en ne publiant que des photos.
Si je me souviens vaguement que la dernière fois que je me suis baladé à l’université de Nagoya l’allée principale était en travaux, j’ai été fort surpris de voir le résultat dans le dernier numéro du magazine d’architecture Shinkenchiku. Une balade s’impose malgré le temps maussade cette semaine, en espérant qu’il ne pleuve pas – emoji mains qui prient.
Le bâtiment Common Nexus (東海国立大学機構 Common Nexus), surnommé ComoNe, situé sur le campus Higashiyama de l’Université de Nagoya, a été conçu par le cabinet d’architecture de Tetsuo Kobori (小堀哲夫). Il a pour mission de favoriser la co-création, l’échange intergénérationnel et interdisciplinaire en mettant à disposition des espaces ouverts à la communauté universitaire, aux chercheurs, aux artistes, ainsi qu’aux habitants locaux et aux enfants. Vue de face, on a l’impression à première vue que les infrastructures sont situées sous-terre, le plan de verdure incliné que l’on a devant soi formant le toit du bâtiment tout en faisant également office de terrasse. Je suppose que par beau temps on peut s’y balader librement mais aujourd’hui l’accès y est malheureusement interdit, ce qui ne m’empêche pas d’emprunter les différentes passerelles, faisant dépasser ma tête ici et là, à chaque fois d’un nouvel endroit, comme un chien de prairie curieux.
La pluie se met à tomber, je me réfugié à l’intérieur. Grace aux façades en verre l’endroit est particulièrement lumineux malgré le temps au dehors. Il n’y a pas un bruit, au point que je me demande si j’ai vraiment le droit d’être là, mais les employés ne semblent pas vouloir me chasser quand je les croise. Partout, des étudiants seuls ou en groupes, sur leurs tablettes ou leurs ordinateurs sont en train de recréer le monde de demain. L’atmosphère du lieu incite à la réflexion et aux études, et je ne peux m’empêcher de regretter de ne pas avoir poursuivi les miennes un peu plus loin, peut-être jusqu’à la recherche, en sociologie japonaise ou en linguistique. J’ai bien conscience que j’en ai une vision romancée de la profession, celle du type entouré de piles de livres, absorbé dans ses lectures, écrivant sur ce qu’il aime. Il m’arrive de me demander si ce blog n’est pas d’une certaine manière ma façon de vivre cette ‘vocation’ manquée. Mais vu le chaos qui règne dans ces pages, je peine à croire que je serai allé bien loin.
J’ai fini par me faire échanger mon smartphone défectueux pour un nouvel appareil (un Motorola g66j, pour référence ultérieure), mettant ainsi fin à trois semaines de ‘sevrage’ forcé. L’addiction était cela dit tout ce qu’il y a de relative puisqu’au bout de trois jours l’absence de smartphone ne me préoccupait plus au point que même le temps d’utilisation de mon ordinateur portable était pratiquement réduit à néant – d’où l’absence de billet sur le blog et de grosses difficultés à remettre la machine en marche. Malgré un mois de septembre extrêmement chargé au travail je suis parvenu à courir plus de 25 kilomètres par semaine et surtout, j’ai lu quatre livres en moins d’un mois, chose que je n’avais plus fait depuis bien longtemps. (Peut-être faut-il remonter aux années 2004-2006 à Paris où, n’ayant aucune connexion internet par manque de moyens, la lecture était mon principal loisir en dehors des cours à l’INALCO et de mon boulot à mi-temps à Kioko.) J’ai lu le très beau recueil de huit nouvelles qu’est ‘Omajinai‘ de Kanako Nishi (おまじない、西加奈子、2021), le troublant ‘After Dark‘ de Haruki Murakami (アフターダーク, ‘Le Passage de la nuit’ en français, 2004), ‘Itsumo kuru onna no hito‘ de l’inépuisable Yoshio Kataoka (いつも来る女の人, 片岡義男, 2021) ou encore ‘Commentator‘ de Hideo Okuda (コメンテーター、奥田英朗、2023). J’ai songé un moment à en résumer leur contenu et en faire quelque critique, mais cela serait me lancer encore dans une nième nouvelle voie qui ne mènerait nulle part.
Je me suis souvent fait la réflexion que le fait de lire, de lire vraiment – en savourant chaque mot, en tentant de visualiser dans ma tête à quoi pourrait ressembler une pièce ou un personnage longuement et consciencieusement décrit – me semblait avoir le pouvoir de modifier la manière dont on ressent l’écoulement du temps un fois le livre refermé. Comme si tout, autour de nous, se mettait à ralentir, pour que notre esprit, encore affûté par le contact avec la beauté des mots, puisse saisir et nommer avec justesse ces gestes ou ces détails du quotidien qui, d’ordinaire, nous échappent. Comme une forme d’hypersensibilité, une transe douce, qui nous envahit et nous rend humbles devant la beauté simple et tranquille du monde. Si seulement tout le monde mettait autant d’ardeur à bouquiner qu’à s’éclipser sur le balcon pour vérifier ses notifications …
C’est la troisième fois en deux ou trois ans que je viens me balader dans la ville de Handa, petite ville de 116.000 habitants située au milieu de la péninsule de Handa, mais cette fois encore le ciel est gris. Je pars de la gare centrale puis remonte le long du canal artificiel jusqu’aux abords du MIM Mizkan Museum, musée dédié à la marque Mizkan, célèbre entreprise japonaise agroalimentaire spécialisée dans la production de sauce et de vinaigre dont le siège se trouve à Handa. Le canal, terminé en 1704, servait autrefois à transporter les marchandises, notamment le sake produit au sein des nombreuses distilleries alentours. Les entrepôts en bois noirâtre qui longent celui-ci ont en partie été fabriqués à partir de tonneaux usagés. Si j’imagine que certains murs ont été repeints depuis, j’aime beaucoup la manière dont le blanc du logo contraste avec le noir du bois. Les toitures aux formes simples, les tuiles grisâtres utilisant la même palette de couleurs que le berges du canal, les haies parfaitement taillées, quelques rares arbres qui apportent quelques touches de couleurs afin d’attirer l’attention. C’est visuellement parfait.
C’est la rentrée. Le mois d’août a été, cette année encore, on ne peut plus chargé. Les enfants grandissent, prennent de plus en plus de place. La maison déborde d’objets leur appartenant. On se marche dessus, on se bouscule. A force d’avoir à refréner l’envie croissante de péter les plombs d’avoir les enfants à la maison pendant les deux éternités que représentent ce pourtant si court mois de vacances, les jours de congés sont presque plus éreintants que ceux passés au travail. En parallèle leur univers s’expand de jour en jour. Nouvelles écoles, nouvelles activités, nouveaux ami(e)s, ils sont de moins en moins à la maison et jamais jusqu’ici n’avons nous trouvé autant de difficultés à accorder nos quatre emplois du temps pour organiser nos sorties ensemble.
Cet été aura été marqué par les débuts de l’aîné, sous une chaleur accablante, aux compétitions régionales d’athlétisme sur 800 et 1.500 mètres et un agréable week-end en bord de mer dans la région de Wakasa dans la prefecture de Fukui. Nous serons aussi retournés, après un copieux repas yakiniku (méthode japonaise de cuisson des viandes et des légumes sur une plaque chauffante) à la tour d’observation Umiterasu 14 située dans le port de Yokkaichi et traversé en train de long en large la prefecture d’Aichi afin d’accomplir le ‘Pokemon Mega Stamp Rally‘, genre de chasse au trésor qui consiste à visiter vingt gares situées sur le parcours de la compagnie de chemins de fer Meitetsu pour y trouver des tampons encreurs. Compléter le carnet permet de remporter des stickers auto-collants et un petit porte-clef médaillon doré Pikachu -revendu déjà sur des sites de marché en ligne pour 20 Euros. A noter que nous n’aurons pas été gâtes par la météo, il aura plu où que nous allions. Le mois se sera terminé sur un aller-retour express à la capitale pour le travail – la foule, le bruit … Shibuya fin août est la définition du chaos – et la semaine consacrée à la course de trail UTMB, course qui ne cesse de n’émerveiller.
Pendant tout l’été j’ai complètement laissé le blog de côté, je n’ai d’ailleurs même pas pris la peine de sortir mon appareil photo ni mes carnets pour amasser du matériau pour la rédaction d’un article. Même une fois le mois de septembre entamé, je suis assez surpris par la difficulté rencontrée pour me remettre à écrire, un peu comme un gosse qui n’a pas envie de retourner à l’école. Il faut dire que depuis trois semaines je suis en quelque sorte coupé du monde digital, mon smartphone étant devenu pratiquement inutilisable. J’ai réinitialisé mon appareil et j’en ai profité pour ne pas y réinstaller Instagram et autres applications chronophages. J’ai passé le temps ainsi devenu disponible à lire, dans le train, pendant la pause de midi ou dès que j’ai une dizaine de minutes devant moi. N’ayant ‘plus rien à faire’ les soirs de congés je me suis mis à me coucher de bonne heure, me levant tôt le matin pour aller courir avant que la canicule rende la chose impossible. Pour prendre ma dose il me suffirait bien sûr d’utiliser mon ordinateur mais celui-ci n’est pas toujours à portée de main et son emploi implique une certaine contrainte qui suffit à me faire abandonner cette idée.
Il y a quelques jours mon smartphone a rendu l’âme et je me suis trouvé contraint de l’envoyer en réparation. ‘Sans musique, la vie serait une erreur’ disait Nietzsche, et si je peux apparemment me passer des réseaux sociaux, des vidéos et de tout ce qui m’aura jusqu’ici semblé contre-productif, marcher cinquante minutes tard le soir au retour du travail sans musique, émission radio ou podcast pour m’occuper m’aura été un véritable calvaire au point qu’à mi-chemin j’ai failli me mettre à courir afin d’abréger mes souffrances. Ce n’est pas souvent que je me retrouve seul avec mes pensées, en fait je fais toujours en sorte que cela arrive le moins possible. Je troquerais bien mon smartphone, une fois réparé, pour un lecteur mp3 même bas-de-gamme.
‘Hima to Taikutsu no Tetsugaku‘ (暇と退屈の哲学, 2011), littéralement ‘Philosophie du loisir et de l’ennui’ est un ouvrage du philosophe japonais contemporain Kōichirō Kokubun (國分功一郎) qui explore la manière dont l’être humain fait face au temps libre (暇, hima) et au sentiment d’ennui (退屈, taikutsu) en s’inspirant de pensées occidentales et les met en dialogue avec des problématiques contemporaines, en particulier dans la société moderne où l’ennui est souvent perçu comme un mal à éviter. Je m’en étais emparé il y’a environ deux ans de cela mais m’étais arrêté quelque part au premier tiers des 400 pages de l’ouvrage, la lecture en étant trop longue et fastidieuse. Me sentant dernièrement particulièrement concerné par le problème j’en ai retenté la lecture depuis le début – puisque j’en ai le temps, et le sujet est loin d’être … ennuyeux (désolé). Quand mes collègues se plaignent du sentiment d’avoir perdu leur journée de congé lorsqu’ils la passent devant la télé, de mon côté je culpabilise d’être incapable de rester à ne rien faire plus d’une heure ou deux. Dans les deux cas la fonction me semble être la même, elle ne correspond qu’à un besoin de se changer les idées, il est juste étonnant que quoique l’on fasse on n’en soit jamais satisfait. Ce blog n’est qu’un kibarashi (気晴らし), une diversion, un moyen de tromper l’ennui. Moins je m’ennuierai, moins j’y reviendrai.